Par Elise Venet Rédigé le 17/10/2020
Massoumeh Raouf
Basharidoust est une ancienne journaliste et prisonnière politique iranienne,
née en 1961. Elle a été arrêtée en 1981 et condamnée à 20 ans de prison par le
régime des mollahs, mais a pu s’échapper huit mois plus tard. En 1988, son
frère cadet Ahmad est exécuté lors du massacre des 30 000 prisonniers
politiques iraniens. La bande-dessinée "Un Petit Prince au pays des
mollahs" raconte son histoire et celle de toute une génération sacrifiée.
Vous
avez vécu une histoire particulièrement éprouvante. À quand remonte votre
projet de faire une BD sur l’histoire de votre frère Ahmad ?
Pendant des années, j’ai voulu raconter l’histoire de mon frère et des victimes
du grand massacre de 1988 en Iran, tout en me demandant comment transmettre aux
générations futures le message de ces milliers de jeunes qui ont sacrifié leur
vie pour la liberté en Iran. En particulier, à la génération qui a aujourd’hui
l’âge qu’avait Ahmad à l’époque.
La dernière fois que j'ai vu Ahmad, c'était deux jours avant mon arrestation
par le régime des mollahs en 1981. Il a également été arrêté et emprisonné en
1982. J’ai reçu pour la première fois de ses nouvelles par une lettre en mars
1988 m’apprenant qu’il venait d’être libéré après presque six ans de prison et
qu’il cherchait à quitter le pays pour rejoindre la résistance. Cela faisait
des mois que j’attendais la moindre information à son sujet et son retour.
À l’automne 88, j’ai décidé d’appeler immédiatement mon père en entendant
parler du massacre des prisonniers politiques. Il m’a déclaré avec surprise
: "Ahmad n’est pas
avec toi ? Il vient de nous quitter pour aller te voir. S’il n’est pas avec
toi, alors où est-il ? " Le pressentiment de mon père
s’est malheureusement confirmé.
Pour faire la lumière sur le massacre de 1988, j’ai participé à plusieurs
projets de recherche sur les prisons du régime de Khomeiny. Les livres Massacre des prisonniers politiques et Des héros enchaînés sont
le résultat de cinq années de travail pendant lesquelles j’ai réussi à
recueillir les témoignages d’anciens compagnons de cellule de mon frère, et
donc des informations sur ses conditions d’incarcération.
Est-ce une façon d’exorciser ce terrible souvenir ?
J’écris pour faire avancer la cause que je défends. Engagée dans la Campagne du
mouvement pour la justice en faveur des victimes du massacre de 1988, je me
bats aujourd’hui pour faire traduire en justice les auteurs de ce "crime
contre l’humanité" restés impunis. Mon frère Ahmad Raouf Basharidoust
incarne la génération de la révolution qui a été écrasée par les mollahs. Une
génération qui a dit "non" à
Khomeiny et à ses bourreaux, en dépit de leurs conditions de détention
dégradantes. Une génération avec un rêve de liberté et de démocratie en l’Iran.
Ils étaient les meilleurs de la société iranienne.
Il faut savoir que plus de 120 000 jeunes ont été exécutés par le régime des
mollahs, et parmi eux, 30 000 en l’espace de quelques mois en 1988. La majorité
d’entre eux étaient membres ou sympathisants actifs de l’Organisation des
moudjahidines du peuple iranien (OMPI), mouvement d’opposition démocratique aux
mollahs.
Votre ouvrage a été préfacé par Ingrid Betancourt, ce qui est assez
symbolique ; Amnesty International vous a apporté son soutien. Est-ce le signe
que l’histoire du massacre de 1988 commence à être reconnue par la communauté
internationale ?
Ingrid Betancourt est une femme courageuse, pour qui j'ai beaucoup de respect
et d’admiration. Je l'ai rencontrée lors d'une conférence à Paris et lui ai
donné la maquette du la bande-dessinée, en lui demandant de soutenir mon
projet. Deux semaines plus tard, j'ai reçu de sa part une préface très
émouvante ; j’en ai eu les larmes
aux yeux.
Au cours de ces trente dernières années, des milliers de pages de documents ont
été rassemblées et publiées sur ce crime contre l'humanité. Parmi ces
documents, l’enquête d’Amnesty International publiée en 2018, l’enquête de
Geoffrey Robertson, avocat renommé des droits de l’homme et ancien juge des
Nations unies, 2 livres d’enquête de Tahar Boumedra, ancien chef du Bureau des
droits de l’homme de l’ONU en Irak, le livre Crime contre l’humanité publié par
l’OMPI. Ce dernier livre contient les noms de plus de 5000 moudjahidines du
peuple exécutés, des détails sur 35 commissions de la mort ainsi que l’emplacement
de fosses communes dans 36 villes.
C’est désormais à l’ONU de jouer son rôle ! Comme le souligne
Amnesty International, "’ONU
et la communauté internationale ont gravement manqué à leur devoir envers les
familles et les victimes" et [elle] doit mener une enquête indépendante
sur ces crimes contre l’humanité". Ce cycle de meurtres se poursuivra
jusqu'à ce que ces criminels au pouvoir en Iran aient été traduits en justice.
Ils ne doivent plus rester impunis.
Comment s’est passée la mise en récit de l’histoire d’Ahmad ? Comment avez-vous travaillé avec la scénariste
Summer Harman ?
J’ai d’abord publié l’histoire de mon frère en persan, en 2017 afin de lui
rendre hommage. C’était un livre 100 % texte qui a reçu de
bons retours des lecteurs, parmi lesquels Mme Harman, artiste designer,
scénariste et dessinatrice. Elle dit avoir été grandement touchée par
l’histoire de résistance et la personnalité d’Ahmad. En soutien à la Campagne
du mouvement pour la justice en faveur des victimes du massacre de 1988, elle
m’a proposé de travailler ensemble sur un projet de bande-dessinée.
Ce travail de collaboration a duré plus d’un an et n’a pas toujours été facile.
Elle avait besoin d’éléments très précis pour dessiner les planches. Pour les
premiers chapitres, qui sont des souvenirs de mon enfance et de l'époque du
shah, j'ai essayé de décrire les images mentales que j’ai gardées de cette
époque.
Pour la révolution et les années suivantes, nous avons utilisé des archives de
journaux, ainsi que la riche bibliothèque de la résistance iranienne. Les
témoignages d’anciens compagnons de cellule et des renseignements sur
l’incarcération de mon frère nous ont beaucoup aidées.
Selon vous, le mouvement
de révolte qui s’est manifesté en 2019 s’inscrit dans la continuité de la lutte
de l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien ?
Oui, exactement. La lutte pour la liberté continue en Iran. En 1988, Khomeiny,
ce criminel impitoyable, a cherché à éliminer la résistance pour préserver son
pouvoir. En vain ! La résistance iranienne
a survécu à tous les problèmes et obstacles. Le mouvement pour la justice et
pour la liberté prend de l’ampleur en Iran et ne lâchera pas les mollahs.
La question de l'Iran est aussi une question géopolitique : on parle ici d'un pays-clé au Moyen-Orient. Tout
changement en Iran impacte le sort de toute la région. Or, les Occidentaux ne
souhaitent pas voir de changement en Iran. Ils ferment les yeux sur les crimes
des mollahs afin que leurs affaires et leurs intérêts ne soient pas mis en
danger.
Mais l’Iran de 2020 est une allumette enflammée dans une grange de paille. Ce
régime ne tardera pas à s’effondrer et ce, du propre aveu des médias nationaux.
D’une part, l’augmentation des victimes de l'épidémie du coronavirus dont mon grand frère Mahmoud est victime contredit totalement
les chiffres communiqués par le régime. D’autre part, l’accentuation de la
répression contre les manifestants, dont l’exécution du champion de lutte Navid
Afkari, âgé de 27 ans et père de 2 enfants, constitue un facteur d’insatisfaction
croissant de la population qui fragilise un peu plus chaque jour les
gouvernants.
Que pensez-vous qu’il se passerait si le régime s’effondrait ?
Si le régime des mollahs tombe, il existe d’ores et déjà une alternative
crédible : le Conseil national de
la Résistance iranienne (CNRI). Il possède un programme politique déjà défini
qui bénéficie d’une reconnaissance internationale. Le CNRI milite en faveur
d’élections libres permettant au peuple iranien de se choisir des représentants
politiques dignes, à l’opposé de la dictature religieuse que nous subissons.
Tout le monde s’est ému de la cruauté et de la violence de Daech. Mais il ne
faut pas oublier que cette sauvagerie et cet intégrisme religieux existent
depuis des années ici, en Iran ! Les mains coupées, les
supplices de masse… Tout ça fait partie de l’histoire de mon pays et des
sanctions appliquées à toutes les personnes suspectées d’être des ennemis du
régime.
Je voudrais terminer sur un poème que mon frère a écrit en prison, que j’ai pu
retrouver grâce à l’un de ses camarades de cellule :
Submergé par le malheur, l'Iran n’est pas réduit au silence.
Dans notre longue nuit, partout coule le sang des innocents.
Grâce à notre combat pourtant, demain le soleil se lèvera.
Il faut prêter serment au nom du sang des innocents.
Il faut agir. Il faut agir.
Pour en savoir plus sur l'ouvrage Un
Petit Prince au pays des mollahs, cliquer ici.
Pour suivre Massoumeh Raouf sur
Linkedin, c'est par ici.
https://www.podcastjournal.net/Un-Petit-Prince-au-pays-des-mollahs_a28121.html
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