Massoumeh Raouf est marquée par l'exil. Cette
Iranienne née en 1961 s'engage tôt dans la résistance contre le Shah puis le
régime des mollahs. Ce dimanche 14 avril, elle sera présente au Festival du
livre et de la BD d'Hénouville, près de Rouen (Seine-Maritime). En amont de cet
événement, elle nous a raconté sa vie de lutte.
À bientôt 63 ans, Massoumeh Raouf
n'a pas perdu la flamme du militantisme. Née à Rasht, en Iran, elle s'engage
contre le Shah, puis l'ayatollah Khomeini, aux côtés de l'Organisation des
moudjahidines du peuple iranien - le parti, initialement à l'origine de la
révolution de 1979, défend une société démocratique et laïque et une
interprétation moderne de l'islam, aux antipodes du conservatisme finalement
prôné par les mollahs.
Emprisonnée en 1981 puis torturée,
elle parvient à s'échapper, trouve asile en France, dans le Val-d'Oise, et
apprend, en 1988, l'exécution de son frère, lui aussi résistant. Ahmad n'a que
24 ans. Cette année-là est une année noire : 30 000 personnes, parfois même des
adolescents, perdent eux aussi la vie.
Son parcours, fait de sang, de larmes et, toujours, d'une soif de démocratie, Massoumeh le raconte dans deux ouvrages, Un petit prince au pays des mollahs (S-Active) et Évasion de la prison d'Iran (Balland). Ce dimanche 14 avril, elle les dédicacera et échangera avec les lecteurs au Festival du livre et de la BD d'Hénouville (Seine-Maritime).
"Ils ont torturé mon frère pendant des mois"
France 3 Normandie : Que
s'est-il passé en Iran, après la révolution ?
Massoumeh Raouf : Quand la révolution a été
victorieuse [en 1979,
ndlr], que le Shah est parti, il y a eu le "printemps de la
liberté". À cette période, les héros de la nation qui avaient combattu le
Shah pendant des années, c'était justement l'Organisation des moudjahidines du
peuple iranien (OMPI). Ils étaient l'idole de la jeunesse : massivement, les
jeunes ont adhéré à ce mouvement musulman, progressiste, révolutionnaire et
nationaliste, qui voulait la liberté pour le peuple.
Après quelques mois, Rouhollah
Khomeini qui était le symbole de ce pouvoir de la religion, a commencé à
montrer son vrai visage : celui d'un homme très arriéré. Et finalement, le seul
mouvement qui osait défier ce nouveau tyran, c'était le nôtre [qui espérait beaucoup de lui avant
la révolution, ndlr].
Et ça a coûté très cher : Khomeini a
donné une fatwa stipulant que tout membre ou sympathisant des moudjahidines
était un "hypocrite" et un "ennemi de Dieu". Après quelques
mois, Khomeini a commencé des exécutions massives.
Votre frère faisait partie des
résistants ?
Oui. À cette période, mon frère
Ahmad avait 15 ans et militait activement dans son lycée. Il a été attaqué par
un bassidji, un mercenaire des mollahs, et arrêté plusieurs fois. Quand j'ai
été moi-même arrêtée, l'été 1981, je n'avais aucun contact avec lui en prison,
j'étais en isolement familial total. Je ne savais même pas qu'il était enfermé.
Dans la même prison que moi !
Huit mois plus tard, je me suis évadée
avec mes compagnes de cellule et j'ai compris qu'il était détenu, condamné à 5
ans de prison alors qu'ils n'avaient aucune preuve contre lui. Après mon
évasion, ils l'ont torturé pendant des mois pour "complicité" dans
cette évasion. C'était très dur. Il a beaucoup souffert mais malgré cette
souffrance, j'étais très fière de lui.
Vous avez trouvé l'asile en
France, votre frère devait vous rejoindre...
Je l'attendais. Je me disais que
quand il serait libéré, j'allais le voir. Mais en 1988, presque à la fin de la
guerre contre l'Iran et l'Irak, j'ai entendu aux informations que Khomeini
avait donné une autre fatwa : tous les prisonniers politiques résistants
devaient soit se repentir de leurs convictions, soit être exécutés. Un comité
refaisait un jugement en quelques minutes. L'un des dirigeants de cette
"commission de la mort" était Ebrahim Raïssi, l'actuel président du
régime.
Mon père était encore vivant. Je
l'ai appelé, et il m'a dit qu'Ahmad avait été libéré quelques mois plus tôt et
qu'il essayait de me rejoindre. Il était étonné que je n'aie pas de nouvelles.
En fait, avant de quitter l'Iran,
mon frère était tombé dans le piège des renseignements du régime. Il avait été
arrêté et emprisonné dans une autre région du pays. Pendant des années, mon
père a cherché dans les prisons du régime, il demandait ce qui était arrivé à
Ahmad. Les renseignements ont fini par lui dire qu'il avait été exécuté à la prison
d'Orumieh, dans le nord-ouest du pays.
"Une grande plaie sur le cœur
des Iraniens"
Vous avez obtenu très peu
d'informations...
C'était une ignorance totale. Ils
n'ont même pas dit à mon père où était enterré Ahmad. Et c'est la situation de
milliers de familles en Iran. Les 30 000 victimes du massacre de 1988 étaient
enterrées dans différentes fosses communes. En parler était interdit. Et même
aujourd'hui, les gens qui se regroupent près de ces fosses communes sont
attaqués et arrêtés, et certains emprisonnés. Ce massacre, c'est une grande
plaie sur le cœur des Iraniens. Ce n'est pas seulement quelques centaines, ce
sont des milliers de familles qui sont concernées.
La politique de complaisance entre
certains pays et le régime iranien fait que ces faits sont restés inconnus de
l'opinion publique. Pendant des années, beaucoup de familles de victimes ont
combattu pour que ce massacre soit reconnu comme crime contre l'humanité.
Briser ce mur de silence était
devenu mon obsession.
Massoumeh Raouf
à France 3 Normandie
Comment vous êtes-vous battue,
de votre côté, pour le faire reconnaître ?
J'ai effectué des recherches sur les
familles des victimes. Je me suis rendue sur le camp de l'OMPI en Irak où se
trouvaient des survivants et d'anciens prisonniers politiques et j'ai
interviewé beaucoup de gens. On a récolté des milliers de pages de documents.
Au 10e anniversaire du massacre, on a publié le fruit de nos recherches, qui
contient beaucoup des noms et photos des victimes et des responsables du régime
impliqués. Ce livre, Crime
contre l'humanité, est un document essentiel.
Pendant des années, j'ai aussi
poussé Amnesty International à faire leurs propres recherches. Le régime
continuait à démentir, tout le monde passait ça sous silence et briser ce mur
de silence était devenu mon obsession.
En 2018, Amnesty a finalement publié
un rapport de 200 pages sur cet événement, confirmant qu'il s'agissait d'un
crime contre l'humanité. Un des tortionnaires de la prison où mon frère a passé
des années a d'ailleurs été arrêté lors d'un voyage en Suède et condamné à vie
pour crime contre l'humanité.
Cela vous a également permis de
recréer un lien avec votre frère disparu ?
Quand j'ai fait ces recherches, j'ai
rencontré beaucoup d'amis et de codétenus de mon frère. Ils m'ont raconté
beaucoup de choses, même des petites, des souvenirs... Je ne l'ai pas vu
pendant des années, je ne l'ai pas vu grandir en prison.
Cela m'a aidée à raconter son
histoire dans la bande dessinée Un
petit prince au pays des mollahs. J'y raconte notre enfance, notre
participation à la révolution, son incarcération. Après la première
publication, un de ses amis m'a envoyé une photo de lui plus récente, que j'ai
publiée dans la nouvelle version.
Un inébranlable esprit de résistance
Racontez-nous plus précisément
votre propre parcours dans la résistance...
Après la révolution, comme des
millions d'Iraniens, j'ai rejoint l'OMPI. Je participais à des meetings et
j'écrivais des articles pour le journal de l'organisation. Il publiait plus de
500 000 exemplaires, partagés dans tout le pays. Après la fatwa de Khomeini
visant à arrêter les sympathisants, toute activité d'opposition était interdite
par le régime. J'ai continué mon activité clandestinement, mais j'ai été
arrêtée.
Sauf qu'ils ne me connaissaient pas
et n'ont en réalité rien trouvé de compromettant dans mes affaires. Lors des
interrogatoires et malgré la torture, je n'ai rien donné, même mon nom. Malgré
ça, ils m'ont gardée pour avoir plus de renseignements sur moi, et sans aucune
preuve, en seulement 10 minutes, j'ai été condamnée à 20 ans de prison car ils
me soupçonnaient "peut-être" d'être en relation avec l'OMPI. S'il y
avait eu un centimètre de preuve contre moi, ça aurait été l'exécution.
En dix minutes, j'ai été condamnée à
20 ans de prison.
Massoumeh Raouf
à France 3 Normandie
Vous le disiez, vous êtes
parvenue à vous enfuir de cette prison ?
J'étais dans une cellule avec des
filles très courageuses. On a voulu porter un coup à nos tortionnaires ! Cet
esprit de résistance, ils n'arrivaient pas à le briser. Pour nous, c'était
symbolique. On sortait seulement une ou deux fois par jour pour aller aux
toilettes, il y avait des murs de plusieurs mètres et des barbelés dans la
cour, et des militaires. Tous les paramètres nous disaient que c'était
impossible.
On ne pensait pas sortir vivantes.
Je ne sais pas quel miracle s'est produit, mais on est sorties saines et sauves
et on a pu rejoindre la résistance et continuer le combat.
"Les mollahs sont les parents
de Daesh"
Croyez-vous encore que les
choses puissent changer en Iran, qu'un retour à la démocratie est possible ?
Espérez-vous rentrer un jour ?
Je milite pour pouvoir revenir en
Iran. C'est un marathon qui a commencé il y a plus de quarante ans, et on sent
qu'on arrive à la fin. Tout le monde comprend que ce régime est arriéré,
barbare et ne peut plus durer.
Rien ne stagne en Iran. Quand il y a
eu la dernière grande révolte, les médias français ont parlé d'un mouvement
spontané, pas organisé. La réalité est toute autre : il y a un grand mouvement
politique de la résistance contre le régime, qui le combat depuis plus de
quarante ans, de génération en génération. Plus de 120 000 Iraniens ont été
exécutés pour cela. Et pendant des années, le peuple iranien a supporté le pire
gouvernement du monde.
Tous les médias parlaient des crimes
de Daesh : les mollahs sont les parents de Daesh pour les Iraniens. Le régime
n'a pas réellement réussi à imposer sa culture, sa vision rétrograde et
misogyne à la société iranienne, malgré sa répression.
L'idéologie des mollahs est basée
sur la misogynie. Mais malgré ça, les filles sont plus éduquées, vont à
l'université. Elles sont combatives et rayonnantes.
Massoumeh Raouf
à France 3 Normandie
La révolte passera par les
femmes ?
En février 2022, j'ai écrit que la
prochaine révolte en Iran serait dirigée par les femmes. C'est arrivé en
septembre [après
l'exécution de Mahsa Amini, ndlr] !
Cette résistance des femmes
iraniennes a commencé il y a plus de quarante ans. Les femmes sont à l'avant de
la lutte contre le régime des mollahs. La résistance se fait avec elles. Le
courage des femmes iraniennes dans les révoltes a étonné tout le monde... Mais
pour nous, ce n'est pas étonnant ! Les
femmes iraniennes veulent la liberté et l'égalité totale, dans tous les
domaines.
L'idéologie des mollahs est basée
sur la misogynie. Ils ont changé toutes les lois. Les femmes n'ont pas le droit
de voyager seules, sans la permission de leur mari. Elles n'ont pas le droit de
garder leurs enfants en cas de divorce. Beaucoup de restrictions ! Mais malgré
ça, les filles sont plus éduquées, vont à l'université. Elles sont combatives
et rayonnantes.
Le voile, un faux débat
Vous recevez beaucoup de
commentaires sur votre voile...
On m'a beaucoup questionnée dans les
salons du livre : "Mais Massoumeh, tu es contre le régime, contre les mollahs,
pourquoi tu portes le voile ?" Chaque fois, j'explique mes raisons : je
lutte pour la liberté de chaque femme de choisir comment elle veut se
présenter.
Le premier jour où Khomeini a dit
que le hijab devrait être obligatoire, l'Organisation des moudjahidines du
peuple iranien a dit "non", malgré le fait que nous étions tous
musulmans. Nous avons participé aux manifestations pour protéger les filles qui
ne voulaient pas le porter. On n'a pas à obliger les femmes à le porter ou ne
pas le porter.
Le peuple iranien avait d'ailleurs
déjà souffert de restrictions : quand ma grand-mère était jeune, un Shah avait
décidé que les femmes iraniennes ne devaient pas porter le hijab. Les femmes
qui portaient le tchador étaient arrêtées. Et ça a blessé profondément la
société iranienne. Quand l'ayatollah Khomeini est arrivé, il a fait l'inverse.
Pourtant, même dans le Coran, le
hijab n'est pas obligatoire, c'est un conseil. Les femmes musulmanes doivent
avoir le choix, c'est très important.
Les deux ouvrages de Massoumeh Raouf. • © S-Active / Balland
Pourquoi vous rendez-vous ce
week-end en Normandie ? Qu'attendez-vous de ce festival ?
Je reçois beaucoup de menaces sur
les réseaux sociaux mais aussi énormément de soutien. Quand je rencontre les
lecteurs physiquement, c'est toujours très émouvant, parce que je trouve
beaucoup de proximité malgré toutes nos différences.
J'ai fait plus de 70 salons
différents et rencontré des milliers de Français. Je leur ai expliqué mon
histoire et reçu beaucoup de soutien, cela me donne de l'énergie et la force de
continuer. Participer aux salons du livre et contacter directement les gens est
une autre manière de briser ce mur de silence. Et puis, un de mes éditeurs est
Normand !
Festival du livre et de la BD
"Paix et peuples" - Dimanche 14 avril, de 10h à 18h à la salle
polyvalente d'Hénouville
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