samedi 13 avril 2024

France 3 Normandie : ENTRETIEN. "En 10 minutes, j'ai été condamnée à 20 ans de prison" : Une résistante iranienne au festival du livre d'Hénouville

 


Massoumeh Raouf est marquée par l'exil. Cette Iranienne née en 1961 s'engage tôt dans la résistance contre le Shah puis le régime des mollahs. Ce dimanche 14 avril, elle sera présente au Festival du livre et de la BD d'Hénouville, près de Rouen (Seine-Maritime). En amont de cet événement, elle nous a raconté sa vie de lutte.

À bientôt 63 ans, Massoumeh Raouf n'a pas perdu la flamme du militantisme. Née à Rasht, en Iran, elle s'engage contre le Shah, puis l'ayatollah Khomeini, aux côtés de l'Organisation des moudjahidines du peuple iranien - le parti, initialement à l'origine de la révolution de 1979, défend une société démocratique et laïque et une interprétation moderne de l'islam, aux antipodes du conservatisme finalement prôné par les mollahs.

Emprisonnée en 1981 puis torturée, elle parvient à s'échapper, trouve asile en France, dans le Val-d'Oise, et apprend, en 1988, l'exécution de son frère, lui aussi résistant. Ahmad n'a que 24 ans. Cette année-là est une année noire : 30 000 personnes, parfois même des adolescents, perdent eux aussi la vie.

Son parcours, fait de sang, de larmes et, toujours, d'une soif de démocratie, Massoumeh le raconte dans deux ouvrages, Un petit prince au pays des mollahs (S-Active) et Évasion de la prison d'Iran (Balland). Ce dimanche 14 avril, elle les dédicacera et échangera avec les lecteurs au Festival du livre et de la BD d'Hénouville (Seine-Maritime).

"Ils ont torturé mon frère pendant des mois"

France 3 Normandie : Que s'est-il passé en Iran, après la révolution ?

Massoumeh Raouf : Quand la révolution a été victorieuse [en 1979, ndlr], que le Shah est parti, il y a eu le "printemps de la liberté". À cette période, les héros de la nation qui avaient combattu le Shah pendant des années, c'était justement l'Organisation des moudjahidines du peuple iranien (OMPI). Ils étaient l'idole de la jeunesse : massivement, les jeunes ont adhéré à ce mouvement musulman, progressiste, révolutionnaire et nationaliste, qui voulait la liberté pour le peuple.

Après quelques mois, Rouhollah Khomeini qui était le symbole de ce pouvoir de la religion, a commencé à montrer son vrai visage : celui d'un homme très arriéré. Et finalement, le seul mouvement qui osait défier ce nouveau tyran, c'était le nôtre [qui espérait beaucoup de lui avant la révolution, ndlr].

Et ça a coûté très cher : Khomeini a donné une fatwa stipulant que tout membre ou sympathisant des moudjahidines était un "hypocrite" et un "ennemi de Dieu". Après quelques mois, Khomeini a commencé des exécutions massives.

Votre frère faisait partie des résistants ?

Oui. À cette période, mon frère Ahmad avait 15 ans et militait activement dans son lycée. Il a été attaqué par un bassidji, un mercenaire des mollahs, et arrêté plusieurs fois. Quand j'ai été moi-même arrêtée, l'été 1981, je n'avais aucun contact avec lui en prison, j'étais en isolement familial total. Je ne savais même pas qu'il était enfermé. Dans la même prison que moi !

Huit mois plus tard, je me suis évadée avec mes compagnes de cellule et j'ai compris qu'il était détenu, condamné à 5 ans de prison alors qu'ils n'avaient aucune preuve contre lui. Après mon évasion, ils l'ont torturé pendant des mois pour "complicité" dans cette évasion. C'était très dur. Il a beaucoup souffert mais malgré cette souffrance, j'étais très fière de lui.



Ahmad Raouf (1964-1988), le frère de Massoumeh. • © Massoumeh Raouf

Vous avez trouvé l'asile en France, votre frère devait vous rejoindre...

Je l'attendais. Je me disais que quand il serait libéré, j'allais le voir. Mais en 1988, presque à la fin de la guerre contre l'Iran et l'Irak, j'ai entendu aux informations que Khomeini avait donné une autre fatwa : tous les prisonniers politiques résistants devaient soit se repentir de leurs convictions, soit être exécutés. Un comité refaisait un jugement en quelques minutes. L'un des dirigeants de cette "commission de la mort" était Ebrahim Raïssi, l'actuel président du régime. 

Mon père était encore vivant. Je l'ai appelé, et il m'a dit qu'Ahmad avait été libéré quelques mois plus tôt et qu'il essayait de me rejoindre. Il était étonné que je n'aie pas de nouvelles.

En fait, avant de quitter l'Iran, mon frère était tombé dans le piège des renseignements du régime. Il avait été arrêté et emprisonné dans une autre région du pays. Pendant des années, mon père a cherché dans les prisons du régime, il demandait ce qui était arrivé à Ahmad. Les renseignements ont fini par lui dire qu'il avait été exécuté à la prison d'Orumieh, dans le nord-ouest du pays.

"Une grande plaie sur le cœur des Iraniens"

Vous avez obtenu très peu d'informations...

C'était une ignorance totale. Ils n'ont même pas dit à mon père où était enterré Ahmad. Et c'est la situation de milliers de familles en Iran. Les 30 000 victimes du massacre de 1988 étaient enterrées dans différentes fosses communes. En parler était interdit. Et même aujourd'hui, les gens qui se regroupent près de ces fosses communes sont attaqués et arrêtés, et certains emprisonnés. Ce massacre, c'est une grande plaie sur le cœur des Iraniens. Ce n'est pas seulement quelques centaines, ce sont des milliers de familles qui sont concernées.

La politique de complaisance entre certains pays et le régime iranien fait que ces faits sont restés inconnus de l'opinion publique. Pendant des années, beaucoup de familles de victimes ont combattu pour que ce massacre soit reconnu comme crime contre l'humanité. 

Briser ce mur de silence était devenu mon obsession.

Massoumeh Raouf

à France 3 Normandie

 

Comment vous êtes-vous battue, de votre côté, pour le faire reconnaître ?

J'ai effectué des recherches sur les familles des victimes. Je me suis rendue sur le camp de l'OMPI en Irak où se trouvaient des survivants et d'anciens prisonniers politiques et j'ai interviewé beaucoup de gens. On a récolté des milliers de pages de documents. Au 10e anniversaire du massacre, on a publié le fruit de nos recherches, qui contient beaucoup des noms et photos des victimes et des responsables du régime impliqués. Ce livre, Crime contre l'humanité, est un document essentiel.

Pendant des années, j'ai aussi poussé Amnesty International à faire leurs propres recherches. Le régime continuait à démentir, tout le monde passait ça sous silence et briser ce mur de silence était devenu mon obsession.

En 2018, Amnesty a finalement publié un rapport de 200 pages sur cet événement, confirmant qu'il s'agissait d'un crime contre l'humanité. Un des tortionnaires de la prison où mon frère a passé des années a d'ailleurs été arrêté lors d'un voyage en Suède et condamné à vie pour crime contre l'humanité.


Cela vous a également permis de recréer un lien avec votre frère disparu ?

Quand j'ai fait ces recherches, j'ai rencontré beaucoup d'amis et de codétenus de mon frère. Ils m'ont raconté beaucoup de choses, même des petites, des souvenirs... Je ne l'ai pas vu pendant des années, je ne l'ai pas vu grandir en prison.

Cela m'a aidée à raconter son histoire dans la bande dessinée Un petit prince au pays des mollahs. J'y raconte notre enfance, notre participation à la révolution, son incarcération. Après la première publication, un de ses amis m'a envoyé une photo de lui plus récente, que j'ai publiée dans la nouvelle version.

Un inébranlable esprit de résistance

Racontez-nous plus précisément votre propre parcours dans la résistance...

Après la révolution, comme des millions d'Iraniens, j'ai rejoint l'OMPI. Je participais à des meetings et j'écrivais des articles pour le journal de l'organisation. Il publiait plus de 500 000 exemplaires, partagés dans tout le pays. Après la fatwa de Khomeini visant à arrêter les sympathisants, toute activité d'opposition était interdite par le régime. J'ai continué mon activité clandestinement, mais j'ai été arrêtée.

Sauf qu'ils ne me connaissaient pas et n'ont en réalité rien trouvé de compromettant dans mes affaires. Lors des interrogatoires et malgré la torture, je n'ai rien donné, même mon nom. Malgré ça, ils m'ont gardée pour avoir plus de renseignements sur moi, et sans aucune preuve, en seulement 10 minutes, j'ai été condamnée à 20 ans de prison car ils me soupçonnaient "peut-être" d'être en relation avec l'OMPI. S'il y avait eu un centimètre de preuve contre moi, ça aurait été l'exécution. 

En dix minutes, j'ai été condamnée à 20 ans de prison.

Massoumeh Raouf

à France 3 Normandie


Vous le disiez, vous êtes parvenue à vous enfuir de cette prison ?

J'étais dans une cellule avec des filles très courageuses. On a voulu porter un coup à nos tortionnaires ! Cet esprit de résistance, ils n'arrivaient pas à le briser. Pour nous, c'était symbolique. On sortait seulement une ou deux fois par jour pour aller aux toilettes, il y avait des murs de plusieurs mètres et des barbelés dans la cour, et des militaires. Tous les paramètres nous disaient que c'était impossible.

On ne pensait pas sortir vivantes. Je ne sais pas quel miracle s'est produit, mais on est sorties saines et sauves et on a pu rejoindre la résistance et continuer le combat. 

"Les mollahs sont les parents de Daesh"

Croyez-vous encore que les choses puissent changer en Iran, qu'un retour à la démocratie est possible ? Espérez-vous rentrer un jour ?

Je milite pour pouvoir revenir en Iran. C'est un marathon qui a commencé il y a plus de quarante ans, et on sent qu'on arrive à la fin. Tout le monde comprend que ce régime est arriéré, barbare et ne peut plus durer. 

Rien ne stagne en Iran. Quand il y a eu la dernière grande révolte, les médias français ont parlé d'un mouvement spontané, pas organisé. La réalité est toute autre : il y a un grand mouvement politique de la résistance contre le régime, qui le combat depuis plus de quarante ans, de génération en génération. Plus de 120 000 Iraniens ont été exécutés pour cela. Et pendant des années, le peuple iranien a supporté le pire gouvernement du monde.

Tous les médias parlaient des crimes de Daesh : les mollahs sont les parents de Daesh pour les Iraniens. Le régime n'a pas réellement réussi à imposer sa culture, sa vision rétrograde et misogyne à la société iranienne, malgré sa répression.

L'idéologie des mollahs est basée sur la misogynie. Mais malgré ça, les filles sont plus éduquées, vont à l'université. Elles sont combatives et rayonnantes. 

Massoumeh Raouf

à France 3 Normandie

 

La révolte passera par les femmes ?

En février 2022, j'ai écrit que la prochaine révolte en Iran serait dirigée par les femmes. C'est arrivé en septembre [après l'exécution de Mahsa Amini, ndlr] !

Cette résistance des femmes iraniennes a commencé il y a plus de quarante ans. Les femmes sont à l'avant de la lutte contre le régime des mollahs. La résistance se fait avec elles. Le courage des femmes iraniennes dans les révoltes a étonné tout le monde... Mais pour nous, ce n'est pas étonnant ! Les femmes iraniennes veulent la liberté et l'égalité totale, dans tous les domaines.

L'idéologie des mollahs est basée sur la misogynie. Ils ont changé toutes les lois. Les femmes n'ont pas le droit de voyager seules, sans la permission de leur mari. Elles n'ont pas le droit de garder leurs enfants en cas de divorce. Beaucoup de restrictions ! Mais malgré ça, les filles sont plus éduquées, vont à l'université. Elles sont combatives et rayonnantes. 

Le voile, un faux débat

Vous recevez beaucoup de commentaires sur votre voile...

On m'a beaucoup questionnée dans les salons du livre : "Mais Massoumeh, tu es contre le régime, contre les mollahs, pourquoi tu portes le voile ?" Chaque fois, j'explique mes raisons : je lutte pour la liberté de chaque femme de choisir comment elle veut se présenter. 

Le premier jour où Khomeini a dit que le hijab devrait être obligatoire, l'Organisation des moudjahidines du peuple iranien a dit "non", malgré le fait que nous étions tous musulmans. Nous avons participé aux manifestations pour protéger les filles qui ne voulaient pas le porter. On n'a pas à obliger les femmes à le porter ou ne pas le porter.

Le peuple iranien avait d'ailleurs déjà souffert de restrictions : quand ma grand-mère était jeune, un Shah avait décidé que les femmes iraniennes ne devaient pas porter le hijab. Les femmes qui portaient le tchador étaient arrêtées. Et ça a blessé profondément la société iranienne. Quand l'ayatollah Khomeini est arrivé, il a fait l'inverse.

Pourtant, même dans le Coran, le hijab n'est pas obligatoire, c'est un conseil. Les femmes musulmanes doivent avoir le choix, c'est très important.

Les deux ouvrages de Massoumeh Raouf. • © S-Active / Balland

Pourquoi vous rendez-vous ce week-end en Normandie ? Qu'attendez-vous de ce festival ?

Je reçois beaucoup de menaces sur les réseaux sociaux mais aussi énormément de soutien. Quand je rencontre les lecteurs physiquement, c'est toujours très émouvant, parce que je trouve beaucoup de proximité malgré toutes nos différences.

J'ai fait plus de 70 salons différents et rencontré des milliers de Français. Je leur ai expliqué mon histoire et reçu beaucoup de soutien, cela me donne de l'énergie et la force de continuer. Participer aux salons du livre et contacter directement les gens est une autre manière de briser ce mur de silence. Et puis, un de mes éditeurs est Normand !

Festival du livre et de la BD "Paix et peuples" - Dimanche 14 avril, de 10h à 18h à la salle polyvalente d'Hénouville

https://france3-regions.francetvinfo.fr/normandie/seine-maritime/entretien-en-10-minutes-j-ai-ete-condamnee-a-20-ans-de-prison-une-resistante-iranienne-au-festival-du-livre-d-henouville-2952158.html



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