03/09/2022 Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste
Marc Alpozzo :
Bonjour Massoumeh, votre ouvrage Évasion de la prison d’Iran (Balland,
2022) n’est pas seulement un témoignage précieux sur le régime des mollahs
d’Iran, c’est également un document très détaillé sur un monde où la liberté et
le respect des droits humains fondamentaux ne sont pas seulement bafoués mais
précisément supprimés. Alors, première question : pourquoi avoir écrit ce
livre et l’avoir publié en France ?
Massoumeh Raouf : Certains éditeurs m’ont demandé de transformer mon
livre en roman afin de le publier. Mais je n’ai pas accepté. Parce que ce n’est
pas une fiction. C’est la réalité de mon pays qui dépasse les frontières de
l’imagination. Je suis journaliste et refugiée politique en France, et dans ce
livre, bien que le sujet porte sur ma propre vie et mon expérience de
résistante face à la dictature, j’ai essayé de faire un reportage aussi précis
et documenté que possible comme une journaliste d’investigation pour les
lecteurs français. Je pense que ma vie, loin d’être une histoire personnelle et
singulière, est liée de près à une histoire de douleur et de souffrance de tout
un peuple, celui de mon pays.
En décembre 2018, à
l’occasion de 30ème anniversaire du massacre des prisonniers politiques en 1988
en Iran, dont mon frère cadet en est une victime, j’ai publié mon première
livre. Une BD intitulée « Un petit prince au pays des mollahs », qui raconte
l’histoire de mon frère Ahmad, préfacé par Ingrid Betancourt.
Après sa publication, mes
amies et aussi mes lecteurs, que j’ai rencontrés en différentes occasions au
salon du livre, m’ont demandé de raconter ma propre histoire et mes souvenirs
de prison. Alors durant le premier confinement je me mis à écrire
« Evasion de la prison d’Iran ». J’ai écrit ce livre pour les
lecteurs français qui ne savent pas ce qui se passe réellement en Iran sinon
par le prisme de l’actualité.
J’ai écrit pour attirer
l’attention de l’opinion publique sur les crimes contre l’humanité qui ont eu
lieu en Iran, et qui se répètent encore aujourd’hui. Car le même régime est en
place, les mêmes acteurs sont au pouvoir. En Iran, je suis non seulement
interdit d’écrire et de publier, mais aussi, ma condamnation à mort a été
prononcée par le régime des mollahs. Si je suis encore en vie et que je
respire, cela tient plus à un miracle.
M. A. : Dans 20 petits carnets, vous nous racontez votre interpellation, les tortures et la condamnation à 20 ans d’emprisonnement en septembre 1981 parce que l’on vous soupçonnait d’appartenir à l’opposition politique. Vous racontez également comment vous vous êtes évadée, et comment vous avez rejoint la France. Vous racontez également la vie en Iran, la révolution populaire du printemps 1979 par le fondamentalisme religieux, et la déception lorsque le peuple découvre la trahison des promesses qui lui avaient été faites par Khomeyni, alors qu’il était exilé à Neauphle-le-Château, en France. La dictature qui s’est installée alors, le port du voile obligatoire pour les femmes, leur exclusion de la vie publique, les tortures et exécutions sommaires si l’on était en désaccord avec les vues de la république islamique, était inimaginable quelques mois auparavant. À 40 ans de distance maintenant, comment expliquez-vous ce changement de paradigme ? Pensez-vous que ce basculement dans les ténèbres et la dictature soit inhérent au Coran, donc inévitable pour toute République islamique, ou bien une lecture archaïque du texte sacré ?
M. R. : Ce
basculement dans les ténèbres intégristes et la dictature religieuse est tout à
fait contre l’esprit et le vrai message de l’islam. Ces plus de quarante années
de règne criminel des mollahs sous couvert de l’Islam, ce n’était pas ce à quoi
les Iraniens aspiraient. Les slogans de la révolution de 1979 étaient
« indépendance, liberté et justice ». Le peuple iranien a vu le
résultat des quarante années de l’Etat islamiste des mollahs. En plus de la
répression, des exécutions massives et du manque de la liberté d’expression, il
y a d’énormes corruptions qui pourrissent la vie de la population. Ce n’est pas
Islam, c’est l’intégrisme et la tyrannie religieuse qui cherche à se maintenir
au pouvoir à tout prix.
L’opposition qui se bat
contre les mollahs revendique une république laïque et démocratique. La
coalition du Conseil national de la Résistance iranienne (CNRI) a présenté un
plan pour la séparation de la religion et de l’État dès 1985. Pour s’opposer à
l’intégrisme islamiste, il faut une solution globale, qui comporte une réponse
culturelle. La réponse se trouve dans son antithèse, à savoir l’islam
démocratique. L’une est une idéologie tyrannique, quand l’autre est la religion
de la liberté qui considère la souveraineté populaire comme un droit cardinal
des peuples.
C’est une vérité que
soulignent des démocrates musulmans comme les Moudjahidine du peuple d’Iran, la
principale composante du CNRI, et sur la base de laquelle ils s’opposent à
l’intégrisme islamiste. Concernant ces deux interprétations de l’islam, Massoud
Radjavi, dirigeant historique de la Résistance iranienne, a déclaré : « Il
y a un islam qui est porteur des ténèbres et un autre qui est porteur de
l’étendard de la liberté, de l’unité et de l’émancipation. C’est de cette
bataille que se joue le destin du peuple iranien et l’histoire de l’Iran. C’est
aussi un des maillons cruciaux du destin de l’humanité contemporaine. »
M. A. : Inutile de
préciser que l’Iran est un pays merveilleux, qui est probablement la nation
phare du chiisme dans le monde. La foi chiite se développe à partir du XVème
siècle, au milieu du XVIIème siècle, la plupart des Perses sont devenus
chiites, puis, par la suite, on voit l’émergence d’une synthèse entre la
culture perse et l’islam chiite. Comment peut-on expliquer alors ce basculement
dans un islam de la terreur ? On voit cet islam arriver aussi chez nous,
avec des attentats à répétition, et une forme d’agressivité offensive de la
part de certains croyants. Vous, qui vous êtes réfugiée en France pour échapper
aux mollahs d’Iran, avez-vous peur à présent ?
M. R. : Les
premières victimes de l’intégrisme au nom de l’islam sont les musulmans
eux-mêmes. Après l’arrivée au pouvoir de Khomeiny en Iran, l’intégrisme
islamiste qui s’est répandu dans le monde musulman a trouvé son épicentre et sa
source d’inspiration à Téhéran. Pour combattre son expansion néfaste il faut
viser son anéantissement en Iran même. Le califat éphémère d’Al-Baghdadi l’Etat
islamique du Levant n’ont été qu’un épiphénomène de cette dangereuse idéologie.
Vous avez évoqué
l’histoire de la montée des chiites en Iran et sa fusion avec la culture
iranienne. Cette combinaison agit paradoxalement contre le régime des mollahs.
La foi chiite se caractérise par la recherche de la justice et de la liberté.
C’est grâce à cette quête de justice et de liberté que les Iraniens ont résisté
contre les injustices et les dictateurs au cours de leur longue histoire.
Pour qui connaît l’Iran
et sa réalité sociale, culturelle et religieuse, peut témoigner que les
aspirations de la majorité des Iraniens ne correspondent guère à celles des
fondamentalistes et de leurs mollahs. Regardez les slogans des manifestations
récentes en Iran : « A bas le dictateur ! » en référence au Guide
suprême du régime, Ali Khamenei. « « Notre ennemi est ici ! Ils
mentent en disant que c’est l’Amérique ! » « Après tant de crimes !
Mort au Guide suprême » en ciblant Khamenei, et « Lâchez la Syrie !
Pensez à nous ! » »
Je voudrais ici soulever
la question des femmes en Iran. La misogynie constitue le dynamisme de la
répression contre la société que le régime cherche à étouffer. Pour assurer la
survie de la dictature religieuse, le régime a placé la répression des femmes
sous prétexte du port obligatoire du voile, au centre de sa machine
liberticide. Les mollahs obscurantistes au pouvoir en Iran qui sont les
parrains de l’ensemble des intégristes islamistes, ont dépassé toutes les
bornes en matière de misogynie. Malheureusement, elle ne s’est plus limitée à
l’Iran et s’est étendue au reste des pays musulmans, et même en Europe et ici
en France. Donc le combat pour l’égalité des genres et la défense des droits
des femmes ne doit pas être séparé du combat pour le renversement de la
dictature religieuse.
M. A. : Lorsqu’on
vous lit, on a l’impression que vous nous dites que ce régime de terreur et de
mort interroge nos propres démocraties. Vous vous battez aussi pour faire
traduire en justice les auteurs de ce « crime contre l’humanité resté impuni ».
Est-ce que vous pensez que l’Occident peut faire fléchir cette dictature pour
l’éradiquer du pays, et même du monde, et comment ?
M. R. : L’Occident
et les démocrates du monde entier ont un rôle très important à jouer dans cette
bataille. Il faut montrer de la fermeté face au terrorisme d’Etat des
mollahs, leurs prises d’otages, leur chantage et les violations des droits de
l’homme. L’époque de l’illusion d’une réforme au sein de la dictature
religieuse est terminée. La seule politique qui garantit les intérêts à longs
termes de la France et l’Europe est une politique fondée sur les aspirations du
peuple pour instaurer une véritable démocratie. Le programme
du CNRI pour une république démocratique, respectueuse de
l’égalité, de l’indépendance de la justice, de l’abolition de la peine de
mort et de la séparation de la religion et de l’Etat va dans ce
sens.
Pour ma part, concernant
le crime contre l’humanité de 1988, dont mon jeune frère a été l’une des
nombreuses victimes, j’attends beaucoup plus de la communauté internationale et
parfois, je suis surprise par leur silence face à ce qui se passe en Iran.
Je voudrais ici attirer
votre attention sur le rapport d’Amnesty international qui s’indigne de « la crise de l’impunité en
Iran » : « Les autorités ont continué en toute impunité à
commettre des crimes contre l’humanité en dissimulant systématiquement le sort
réservé aux milliers d’opposants politiques victimes de disparitions forcées et
d’exécutions extrajudiciaires secrètes en 1988. Des fosses communes qui
contiendraient les restes de ces personnes ont continué à être
détruites. »
Aucun responsable iranien
n’a fait l’objet d’une enquête pour rendre des comptes pour ses crimes
d’homicide, de torture et de disparition forcée ni pour les autres violations
graves des droits humains.
Les crimes contre
l’humanité commis dans le passé ou actuels en lien avec les massacres perpétrés
dans les prisons en 1988 restent impunis, et un grand nombre de responsables
impliqués dans ces événements occupent toujours de hautes fonctions dans
l’appareil judiciaire ou au sein du pouvoir exécutif. C’était le cas notamment
du responsable du pouvoir judiciaire et du ministre de la Justice.
Ebrahim Raïssi, qui a été
un haut fonctionnaire dans l’appareil judiciaire iranien, est devenu
président du régime depuis juin 2021.
Amnesty International a
demandé que cet ultraconservateur soit jugé pour crime contre l’humanité.
Raïssi était membre de la « commission de la mort ». Lui et ses comparses ont
envoyé à la mort plus de 30.000 prisonniers politiques en 1988 dont mon
courageux frère.
Mais ironie de
l’histoire, l’arrivée d’Ebrahim Raïssi au poste de président des mollahs a
focalisé les attentions sur ce crime odieux. Et notre combat dans la poursuite
des responsables du massacre prend désormais une nouvelle dimension. La récente
condamnation par un tribunal suédois d’un tortionnaire iranien, Hamid Noury, le
14 juillet dernier est une bonne nouvelle pour nous les familles des victimes.
Il a été condamné à la perpétuité pour sa participation au massacre en 1988. Ce
procès n’est qu’un début.
Des centaines de
personnalités, dont des prix Nobel, ont exhorté le Conseil des droits de
l’homme des Nations unies à lancer une enquête internationale sur le massacre
de milliers de prisonniers politiques en Iran en 1988. Coordonnée par
l’association « Justice pour de Victime de Massacre en Iran » (JVMI), dont je
suis membre, leur démarche vise à secouer les chancelleries occidentales pour
saisir le Conseil de sécurité de l’ONU à ce sujet.
C’est désormais à l’ONU
de jouer son rôle ! Comme le souligne Amnesty International, « l’ONU
et la communauté internationale ont gravement manqué à leur devoir envers les
familles et les victimes et doivent mener une enquête indépendante sur ces
crimes contre l’humanité ».
La marche vers la liberté
est longue, mais je reste convaincu que la justice en sort toujours
victorieuse.
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres.
Massoumeh
Raouf Basharidoust, née
en 1961, est une ancienne journaliste et prisonnière politique du régime des
mollahs en Iran. Elle a été arrêtée en 1981 et condamnée à vingt ans de prison.
Mais au bout de huit mois, elle a réussi à s’échapper. En 1988, son frère cadet
est exécuté lors du massacre des 30 000 prisonniers politiques iraniens.
De 1996 à 2001, elle a fait des recherches sur les familles des exécutés
politiques et la situation des prisons en Iran. En résulte un travail
collectif : « Massacre des prisonniers politiques » et « Des héros
enchaînés ». Pour rendre hommage à son frère, elle a écrit la bande
dessinée « Un petit prince au pays des mollahs ». Elle vit en exil.
Engagée dans la « Campagne du mouvement pour la justice en faveur des victimes
du massacre de 1988 », elle se bat aujourd’hui pour faire traduire en justice
les auteurs de ce « crime contre l’humanité resté impuni ».
Elle est l’auteur de Évasion de la prison d’Iran, Balland, 2022.
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